Histoire véritable de la Gargouille

 

Histoire véritable de la Gargouille
Complainte en 32 couplets,
ornée du portrait de la bête
et d’un fac simile de son écriture
dédié aux rouennais

 

 

~*~

 

Air de la complainte de Fualdès,
et de celle du Droit d’aînesse.

 
   

I.
Invocation.

 
   

O Jean de l’Apocalypse,
Toi qui as vu de tes yeux
Tant de bêtes dans les cieux,
La Gargouille les éclipse :
C’est un méchant animal
Qui a fait beaucoup de mal.

 
 

II.
Narration.

 
 

Ce fut du temps de nos pères,
A qui long-temps il en cuit,
Que la GARGOUILLE sortit
Tout-à-coup de dessous terres,
Jetant l’effroi tous les jours
Dans Rouen et ses faubourgs. (1)

 
 

III.
Domicile de la Gargouille.

 
 

Joyeuse, elle eut pour tanière,
Non loin du mont des Sapins,
Un lieu qu’elle rendit mal saint,
Dominant la ville entière ;
Et c’est là qu’elle attirait
Les gens qu’elle approfitait.

 
 

IV.
Portrait de la Gargouille.

 
 

De cette bête horrifique
Un vieil auteur, trait pour trait,
Nous trace ainsi le portrait,
Tant au moral qu’au physique ;
Pour qu’on ne puisse douter,
Je vais le lui emprunter.

 
 

V.
Portrait du monstre au physique.

 
 

«On voit mille et mille têtes
»Qui sortent de ce grand corps,
»Et qui par un seul ressort
»Ou bien s’agitent ou s’arrêtent :
»Si ça n’était effrayant,
»Ça serait divertissant».

 
 

VI.
Suite du même portrait au physique.

 
 

Monstre horrible, immense, informe,
Il est tout parsemé d’yeux
Louches, tournés vers les cieux,
Et dans chaque gueule énorme
On voit triple rang de dents,
Avec du Rauze en dedans.

 
 

VII.
Suite du même, toujours au physique.

 
 

Ses langues sont de vipère,
De crocodile ses pleurs,
De tigre sont ses fureurs,
Ses caresses de panthère ;
Pour griffes de léopards,
Il a de petits poignards.

 
 

VIII.
Costume d’ordonnance de la bête.

 
 

Grand chapeau plat à trois cornes,
Rabat blanc et noir jupon :
On voit dans un médaillon,
Sur sa poitrine difforme,
Un grimoire en abrégé
Où l’on lit A. M. D. G. (2)

 
 

IX.
Portrait de la bête au moral.

 
 

Son caractère est perfide,
A la fois lâche et cruel,
On ne voit rien sous le ciel
Qui se montre aussi avide,
Mangeant hors de ses repas,
Prenant et ne rendant pas.

 
 

X.
Toujours sur sa moralité.

 
 

De chair fraîche elle est friande,
Et surtout de sang royal,
C’est pour elle un vrai régal,
Tant sa barbarie est grande ;
Dans le crime elle jouit,
Et lorsqu’elle tue Hen rit.

 
 

XI.
Comme quoi le monstre, par l’inspiration du démon,
son père, composait de mauvais livres.

 
 

«Même, disent les chroniques,
»Ce monstre, enfant du malin,
»Griffonnait sur du vélin,
»En caractères gothiques,
»Des livres dignes du feu,
»Pour attraper le bon Dieu».

 
 

XII.
Comme quoi ces livres étaient mauvais, et comme
quoi ils avaient une TENDANCE à attraper le bon
Dieu.

 
 

«On y voyait comment faire
»Pour pouvoir, en tout honneur,
»Être menteur et voleur,
»Parricide et adultère,
»Sod…… débauché,
»Et qui plus est sans péché».

 
 

XIII.
Exposition des fureurs de la bête.

 
 

Dans sa fureur inhumaine,
Pour recréer ses regards,
Partout de membres épars
Couvrant la ville et la plaine,
Homme, femme, enfant, barbon,
Pour elle tout semblait bon.

 
 

XIV.
Comme quoi elle faisait le diable pour avoir de l’or.

 
 

On voyait croître sa rage
A l’aspect brillant de l’or ;
Il semblait que d’un trésor
Elle convoitât l’usage,
Pour, au gré de ses désirs,
Payer ses menus plaisirs.

 
 

XV.
Réflexions sur la galanterie qui semblait régner
dans les démarches de la bête.

 
 

On eût dit qu’à la tendresse
Le monstre avait du penchant,
Parfois d’un geste touchant
Leur prodiguant la caresse,
Il promettait des bonbons
Aux jolis petits garçons.

 
 

XVI.
La bête prend des libertés.

 
 

Croirait-on qu’un coeur farouche
Pour le sexe eût de l’amour ?
Faisant patte de velours
Et même petite bouche,
Le monstre avec la beauté
Lâchait l’impudicité.

 
 

XVII.
Réflexions morales sur les susdites galanteries du
monstre.

 
 

Ainsi cumulant les vices,
Les honneurs et les forfaits,
A tous trouvant des attraits
Et même des bénéfices ;
Traître, galant, tour à tour,
Il semblait fait pour la cour.

 
 

XVIII.
Description des chasses où on l’a manqué.

 
 

Que de chasseurs intrépides
S’écriaient dans leur courroux :
«Sous mes redoutables coups
»Tombera ce monstre avide !»
Tous à l’envi l’ont chassé,
Pas un ne l’a terrassé.

 
 

XIX.
Comme quoi la bête se moquait des chiens, une seule
espèce exceptée, qui lui donnait du tintouin.

 
 

En défaut mettant sans cesse
Des limiers jusqu’aux bassets,
Des briquets aux chiens barbets,
A force de tours d’adresse ;
Elle n’avait, il paraît,
De peur que des chiens d’arrêt.

 
 

XX.
Comme quoi elle a été poursuivi inutilement par des
gens de tous les pays.

 
 

Un chasseur de l’Angleterre,
Un Portugais, un Français,
Un Bohême, un Hollandais,
Un Russe qu’on nommait Pierre,
Un Vénitien, un Romain,
La chassèrent tous en vain.

 
 

XXI.
Artifices du monstre.

 
 

De tant de coups redoutables
Il a su tromper l’effort :
Quelquefois faisant le mort,
Par une ruse coupable,
Et quelquefois d’un agneau
Prenant au besoin la peau.

 
 

XXII.
De plus fort en plus fort.

 
 

Même on vit ce monstre infâme
Sur la terre au long couché,
En mille morceaux haché,
Comme s’il eût rendu l’âme :
On n’eut pas le dos tourné
Qu’il était raccommodé.

 
 

XXIII.
Comment la ville de Rouen fut délivrée de la Gar-
gouille par un miracle.

 
 

Enfin, ô bonheur extrême !
Par la céleste vertu
Le monstre fut abattu ;
Il fit son paquet quand même,
Et périt pour ses méfaits
Dans la grand’cour du Palais.

 
 

XXIV.
Comme quoi aucuns racontent que le monstre est
ressuscité.

 
 

Or un bruit s’est fait entendre,
C’est qu’on l’a cru mort : mais nix !
Ni plus ni moins qu’un phénix,
On dit qu’il sort de sa cendre,
Ou, de même qu’un bouchon,
Qu’il n’a fait que le plongeon.

 
 

XXV.
Son prétendu changement de moralité.

 
 

Mais on veut nous faire accroire
Que le monstre est bon enfant
Un vrai mouton maintenant,
Et de petit avaloire :
On nous trompe assurément,
Je vous le dis Franchetment.

 
 

XXVI.
La vérité sur son caractère et le crédit dont elle jouit.

 
 

La bête encor cherche à mordre.
Mais quoi, les plus grands chasseurs
Sont, dit-on, ses serviteurs :
Leur Bel art est à ses ordres,
A tel point qu’il voudrait bien
Pouvoir dérouter les chiens.

 
 

XXVII.
Comme quoi la bête aurait des commandes de livres.

 
 

Des traîtres et des gens ivres
Lui graissent la patte en vain,
Lui donnant un pot de vin
Pour en avoir de bons livres
A l’usage du Dauphin
Mais ils perdront leur latin.

 
 

XVIII.
Opinions probables sur les causes de sa venue à
Rouen.

 
 

Pour le sûr, c’est la vengeance
Du ciel armé contre nous ;
La bête vient en courroux,
Pour nous mettre en pénitence :
C’est sans doute un grand malheur
Que Molière fut auteur. (3)

 
 

XXIX.
Conclusion.

 
 

En attendant ce miracle,
O Rouennais, bonnes gens !
Femmes et petits enfants,
Fermez bien votre habitacle :
Du monstre craignez les coups,
Et restez chacun chez vous.

 
 

XXX.
Suite du précédent.

 
 

Il fera force gambades,
Sauts de carpe et du tonneau,
Sauts d’anguille et du cerceau,
Le tout avec pétarades :
Il faut vous en défier,
C’est pour vous allicier.

 
 

XXXI.
Autre suite des précédents.

 
 

Oui, si par ses tours infâmes
Il vient à vous attirer,
Vous le verrez dévorer
Et vos enfants et vos femmes :
Laissez ce monstre d’enfer
Exhaler sa rage en l’air.  
 
XXXII.
Invocation finale.

 
 

O vous par qui tout s’embrouille !
De qui tant de maux sont nés,
Diables, démons incarnés,
O pères de la GARGOUILLE !
Rappelez le monstre à vous,
De ses griffes sauvez-nous.

 
 

~*~

 
 

ERRATA.
La rapidité de l’impression a donné lieu à quelques fautes qu’il importe de rectifier.
p. 6, 3e couplet, au lieu de mal saint lisez malsain.
p. 7, 6e couplet, au lieu de Rauze en lisez rose en
p. 8, 10e couplet, au lieu de Hen rit lisez en rit
p. 14, 25e couplet, au lieu de Franchetmen lisez franchement.